Polémique sur la mémoire de l'esclavage

Instaurée depuis 8 ans, la Journée nationale de commémoration de l'abolition de l'esclavage ne fait toujours pas l'unanimité en France. Alors que des associations demandent des réparations, certains, notamment à droite, dénoncent une forme de culpabilisation.

Depuis 2006, des cérémonies commémorent l’abolition de l’esclavage le 10 mai à Paris ainsi que dans chaque département et lieu de mémoire de la traite de l’esclavage. La date choisie correspond au jour de l’adoption, en 2001, de la loi reconnaissant la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. En 2014, de nombreuses voix critiquent toujours les lois mémorielles et la responsabilité réelle de la France. Un message du député des Français de l’étranger Thierry Mariani, publié sur son compte Twitter a relancé la polémique : l’enlèvement par la secte Boko Haram de jeunes nigérianes rappelle que l'Afrique n'a pas attendu l'Occident pour pratiquer l'esclavage. Ajoutant #déculpabilisation, le député UMP entend se faire le porte parole des idées de la droite populaire qui estime que la France n’a pas à s’excuser éternellement pour la traite négrière. Et Thierry Mariani de se justifier à l’antenne de France Info : Ma réaction sur Twitter est simplement le rappel d'une vérité historique. En effet, l'esclavage en Afrique est une pratique qui remonte bien avant l'arrivée des Occidentaux Il y en a assez de s’entendre dire que le monopole de la culpabilité est dû à l’Occident. … Qu’on arrête d’écrire l’histoire à sens unique, a-t-il encore martelé.


Fondé à l'époque de l'adoption de la loi du 10 mai 2001, le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CNMHE) a immédiatement fait part de son indignation. Le CNMHE fustige l'instrumentalisation de l’esclavage, utilisé pour, à l’inverse des principes de la République, opposer Blancs & Noirs. Témoigner de l’histoire de l’esclavage n’est pas une mise en accusation mais un moyen d’affirmer la nécessité de l’égalité entre les êtres humains et la dignité de la recherche de liberté, rapelle le CNMHE regrettant d'avoir, encore à combattre ce genre de confusions déplorables.

On ne va pas faire le procès de gens qui ont fait la traite négrière à cette époque. Deux cent ans après, ça n’a pas de sens. On établit des faits et on dit ce qui s’est passé, a déclaré sur France 24, l’historien Marcel Dorigny, docteur et maître de conférences au département d'histoire de à Paris VIII Saint-Denis et spécialiste de cette période. Jamais, les historiens qui ont travaillé sur ce sujet n’ont désigné de coupable. La notion même de culpabilité n’a pas de sens historique, insiste encore l'historien, choqué par les propos de Thierry Mariani, notamment cette notion de déculpabilisation.

La position de Thierry Mariani fait écho à celle de Franck Briffaut, maire Front national de Villers-Cotterêts. Ces commémorations entrent bien souvent dans une culpabilisation un peu à la mode ces dernières années. Ce qui permet à certains de faire de la récupération politique. Je doute que ces commémorations soient d'une sincérité totale a expliqué, en avril, le nouveau maire dans L’Express pour justifier son refus de célébrer la Journée de l’abolition de l’esclavage dans sa ville. Pourtant, Villers-Cotterêts est la commune où est enterré le père de l’écrivain Alexandre Dumas, Thomas Alexandre, né esclave et devenu le premier général avec des origines antillaises. A ce titre, c'est un lieu de célébration chaque10 mai depuis 2007. Un collectif Liberté, Égalité, Fraternité, regroupant des associations de défense des droits et des syndicats, a demandé au gouvernement de rappeler à l’ordre le maire de Villers-Cotterêts et annoncé un rassemblement pour combattre l’offensive antirépublicaine qui s’accompagne d’une instrumentalisation de la haine et de la banalisation des idées d’extrême droite.

En 2013, une autre polémique avait été éclipsée la mémoire de l’esclavage : le Conseil représentatif des associations noires (Cran) avait décidé de poursuivre la Caisse des dépôts et consignations en justice pour avoir tiré profit de l'esclavage en recueillant la rançon imposée à Haïti par la France en contrepartie de son indépendance en 1804. Le Cran exigigeait des réparations morales et financières. Il y aurait une note à payer et ensuite ce serait fini ? Non, ce ne sera jamais réglé, avait alors répondu François Hollande. L’histoire ne peut pas faire l’objet de transactions au terme d’une comptabilité, en tous points impossible à établir. Le seul choix possible…digne, grand et le plus responsable, c’est celui de la mémoire, de la vigilance, de la transmission.

De nombreux historiens affirment d'ailleurs que la réparation financière pose problème : Il est scandaleux, dommage et pénible de recompter les corps des esclaves pour en faire de nouveau des objets de monétarisation, juge ainsi Myriam Cottias, directrice de recherche au CNRS et présidente du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage. Nous demandons un lieu, à la fois d’enseignement, de recherche, de productions artistiques etde rencontre pour les associations. Non pas un musée pour enfermer l’histoire dans un endroit pas très vivant mais Un centre citoyen sur les questions de l’esclavage.

Marcel Dorigny estime que la solution doit prendre la forme d'une coopération économique plus importante avec les anciens territoires administrés par la France, comme Haïti, pour développer l’éducation, les infrastructures, la culture… Selon l'historien, la réparation morale doit s’accompagner d’une plus grande fermeté envers ceux qui dénigrent la journée nationale de l'abolition de l'esclavage : Il faut éviter les provocations comme à Villers-Cotterêts, c’est effarant. Toutes les communes de France devraient faire quelque chose le 10 mai. Ce n’est pas une histoire ethnique et communautaire. Cela concerne tout le monde.

Un travail commun de mémoire

Pour sa part, le Conseil représentatif des Français d’outre-mer (Crefom)a annoncé un travail commun contre le racisme et l’antisémitisme aux côtés des institutions juives de France (Crif), pour faire avancer les projets mémoriels autour de l’histoire de l’esclavage. Dans un mémorandum commun, le Crefom et le Crif soutiennent conjointement la construction d’un mémorial de l’esclavage en Ile-de-France. En faisant référence aux déclarations de Dieudonné qui dénonce le manque de reconnaissance de la mémoire de l’esclavage face à celle de la Shoah, le président du Crefom Patrick Karam. a fustigé cette instrumentalisation et regretté que cette idée se répande auprès d’une petite partie des descendants d’esclaves…Ce mémorandum est un cinglant démenti à ceux qui tente d'opposer les mémoires s'est-il félicité.

Il est légitime que la population noire qui a vécu des choses épouvantables dans le passé souhaite un lieu de mémoire pour ses ancêtres. Nous partageons le sentiment commun d’avoir souffert. La Shoah est un phénomène unique. Ce n’est pas pour autant qu’il faille se désintéresser des grands drames de l’histoire humaine, a déclaré le président du Crif, Roger Cukierman.